36

 

 

— Mère ! Mère ! Thona est là ! Mamoune est enfin arrivée ! s’écria Jonayla en se précipitant dans leur gîte pour annoncer la nouvelle avant d’en ressortir aussi vite, toujours suivie de Loup.

Ayla s’arrêta dans son geste pour réfléchir au nombre de jours qui s’étaient écoulés depuis qu’elle avait demandé que l’on envoie quelqu’un chercher Marthona. Pour chacune des journées, elle posait un doigt sur sa jambe. Elle n’en compta que quatre. Marthona avait dû avoir très envie de les rejoindre, comme le supputait Ayla, pour peu que l’on puisse trouver un moyen de la transporter jusque-là. La jeune femme sortit de l’édifice au moment précis où quatre jeunes gens de taille à peu près identique déposaient sur le sol la litière qu’ils portaient sur leurs épaules et où était installée Marthona. Deux d’entre eux étaient des aides de Jondalar, les deux autres des amis qui se trouvaient être non loin quand on avait fait savoir que l’on avait besoin de porteurs de litière.

Ayla regarda avec intérêt l’appareil sur lequel on avait conduit Marthona à la Réunion d’Été : il consistait en deux perches taillées dans de jeunes aulnes bien droits, placées parallèlement l’une à l’autre, l’intervalle étant comblé par de la corde solide entrecroisée en diagonales. À intervalles réguliers, des plaques de bois avaient été installées entre les deux longues perches afin de donner à l’ensemble une stabilité accrue. Ayla était certaine que Marthona, qui était une tisseuse accomplie, avait contribué à la confection de sa litière. La vieille femme était assise à l’arrière, sur des coussins. Ayla lui tendit la main pour l’aider à se lever tandis que Marthona remerciait les jeunes gens ainsi que plusieurs autres, qui s’étaient apparemment relayés pour transporter l’ancienne chef.

Ils avaient passé la nuit dans la petite vallée de la Cinquième Caverne en compagnie des rares membres du groupe qui ne s’étaient pas déplacés pour la Réunion et d’un des acolytes de la Zelandonia. Tous s’étaient montrés fort intéressés par le mode de transport utilisé par Marthona. Deux d’entre eux s’étaient demandé tout haut s’ils ne pourraient pas eux aussi trouver quelques jeunes gens disposés à les emmener à la Réunion d’Été. La plupart auraient bien aimé y assister, sachant qu’ils rataient une belle occasion de participer à des festivités, mais étaient contraints de rester sur place car dans l’impossibilité de s’y rendre par la seule force de leurs faibles jambes.

Quand les apprentis de Jondalar rentrèrent la litière dans l’abri qui lui était dévolu, Ayla se dit que l’on pourrait avoir encore besoin de leurs services.

— Hartalan, pourriez-vous, toi et Zachadal, ainsi que d’autres éventuellement, transporter Marthona dans le camp si elle a besoin de vous ? leur demanda-t-elle. Le trajet à pied d’ici au local de la Zelandonia et à certains des autres campements risque d’être un peu trop long pour elle.

— Fais-nous simplement savoir quand tu auras besoin de nous, répondit le jeune homme. Un peu à l’avance si cela est possible, mais l’un de nous au moins sera très probablement dans les parages. Je vais en parler à mes camarades et voir si l’on peut s’assurer que quelqu’un soit toujours là, et en trouver d’autres pour nous donner la main.

— C’est très gentil à vous, le remercia Marthona, qui avait entendu la requête d’Ayla en entrant dans le logis, mais je ne voudrais surtout pas vous empêcher de vous livrer à vos propres activités.

— C’est qu’il n’y a plus grand-chose à faire, expliqua Hartalan. Certains envisagent de partir chasser, d’autres de rendre visite à des parents ou de rentrer chez eux. La plupart des cérémonies et des réjouissances sont maintenant terminées, à part la dernière Matrimoniale et ce grand événement que la Zelandonia est apparemment en train de préparer. Et puis personne ne semble savoir où est passé Jondalar depuis un bon moment, et comme c’est essentiellement en hiver qu’il s’occupe de former ses élèves… En plus, c’est très amusant de te transporter, Marthona, ajouta le jeune homme avec un sourire. Tu n’as pas idée de l’attention qu’on nous a accordée depuis que nous sommes entrés avec toi dans le camp !

— Autrement dit, si j’ai bien compris, je suis devenue une nouvelle distraction, répliqua la vieille femme dans un éclat de rire. Bon, eh bien, si vous n’y voyez réellement aucun inconvénient, je ferai bien volontiers appel à vos services à l’occasion. À dire vrai, je peux tout à fait marcher sur de courtes distances, mais je suis incapable d’aller bien loin même avec un bâton de marche, et j’ai horreur de ralentir les gens qui m’accompagnent.

Folara fit à son tour irruption dans le logis d’été.

— Mère ! Tu es là ! Quelqu’un vient de m’annoncer que tu étais arrivée pour la Réunion d’Été. Je ne savais même pas que tu allais y venir.

La mère et la fille s’étreignirent, et leurs joues se touchèrent.

— Tu peux remercier Ayla pour cela. Quand on lui a dit que tu avais peut-être trouvé quelqu’un qui t’intéressait vraiment, elle a proposé qu’on vienne me chercher. Toute jeune femme a besoin de sa mère quand cette sorte de chose devient sérieuse, proféra sentencieusement Marthona.

— Elle a eu raison, fit Folara avec un sourire radieux, laissant ainsi entendre à sa mère que cette éventualité n’avait rien d’imaginaire. Mais comment as-tu fait pour venir ?

— Je crois que c’était également une idée d’Ayla, expliqua Marthona. Elle a fait valoir à Dalanar et à Joharran qu’il n’y avait aucune raison qu’on ne puisse pas me transporter ici sur une litière portée par des hommes jeunes et vigoureux, et c’est ainsi qu’un certain nombre de ces jeunes gens sont venus me chercher et m’ont conduite jusqu’ici. Lorsqu’elle est partie de la Neuvième, elle voulait que je vienne avec elle, en croupe sur Whinney, et c’est sans doute ce que j’aurais dû faire, mais même si j’aime les chevaux, l’idée de les monter m’effraie : je ne sais pas les maîtriser. Je me débrouille mieux avec les jeunes gens : il suffit de leur dire ce qu’on veut, et quand on souhaite s’arrêter.

Folara pressa contre elle la compagne de son frère.

— Un grand merci, Ayla. Seule une femme pouvait comprendre ça. J’avais très envie que ma mère soit présente, mais j’ignorais si elle allait assez bien pour venir, et je savais que de toute façon elle ne pouvait pas faire le voyage à pied. Comment te sens-tu ? demanda-t-elle en se tournant vers sa mère.

— Ayla s’est bien occupée de moi quand elle m’a rejointe à la Neuvième Caverne, et je me sens beaucoup mieux qu’au printemps dernier, répondit la vieille femme. C’est vraiment une remarquable guérisseuse et si tu la regardes d’un peu près, tu pourras constater qu’elle est désormais une Zelandoni.

Les striures sur le front d’Ayla n’avaient évidemment pas échappé à Marthona. En cours de cicatrisation, elles ne lui faisaient plus mal, même si elles continuaient de la démanger, et elle les oubliait aisément, jusqu’à ce que quelqu’un les mentionne ou la fixe avec une attention un peu trop soutenue.

— Je le sais bien, mère, dit Folara. Tout le monde est au courant, même si l’annonce n’en a pas encore été faite. Mais comme tout le reste de la Zelandonia ces derniers temps, elle a été si occupée que je n’ai guère eu l’occasion de la voir. Il semble qu’une grande cérémonie soit en préparation, mais j’ignore si elle aura lieu avant ou après les secondes Matrimoniales.

— Avant, intervint Ayla. Tu auras tout le temps de discuter avec ta mère et de lui annoncer tes projets.

— Donc tu t’intéresses sérieusement à quelqu’un, fit Marthona.

Elle s’arrêta un instant, faisant mine de réfléchir, avant de reprendre :

— Eh bien, où est donc ce jeune homme ? J’aimerais bien faire sa connaissance.

— Il attend dehors, dit Folara. Je vais le chercher.

— Non, c’est moi qui vais sortir le voir, proposa Marthona.

Il faisait sombre à l’intérieur de l’habitation, totalement dépourvue de fenêtres. Les seules ouvertures étaient l’entrée, avec sa tenture repoussée et attachée sur le côté, et le trou dans le plafond destiné à l’évacuation de la fumée et laissé ouvert dans la journée pour peu que le temps le permette. La vue de la vieille femme n’était pas aussi bonne qu’elle l’avait été, et elle souhaitait pouvoir jauger le jeune homme en question du mieux possible.

Les trois femmes quittèrent donc le logis et, en sortant, Marthona aperçut trois jeunes inconnus, portant des vêtements qui ne lui étaient pas familiers, l’un d’eux étant un véritable géant à la chevelure d’un roux éclatant. Lorsque Folara s’approcha de lui en premier, Marthona inspira violemment : elle avait espéré que ce n’était pas lui que sa fille avait choisi. Non qu’il fût laid ou présentât un quelconque défaut. Cela tenait tout simplement au sens de l’esthétique de Marthona, qui n’était de toute façon en aucun cas un facteur décisif. Non, elle souhaitait simplement depuis toujours que le choix de sa fille se porte sur quelqu’un susceptible de former un beau couple avec elle, complémentaire en quelque sorte. Or à côté d’un homme d’une telle stature, sa fille, aussi grande et élégante fût-elle, aurait l’air d’une naine.

Folara commença les présentations :

— Danug et Druwez, des Mamutoï, sont de la parentèle d’Ayla. Ils ont fait tout ce chemin pour lui rendre visite. En route, ils ont rencontré un autre jeune homme, qu’ils ont invité à voyager en leur compagnie. Mère, je te prie de souhaiter la bienvenue à Aldanor, des S’Armunaï.

Sous les yeux d’Ayla, un jeune homme à la sombre beauté propre aux S’Armunaï avança d’un pas.

— Aldanor, cette femme est ma mère, Marthona, ancienne Femme Qui Commande de la Neuvième Caverne des Zelandonii, compagne de Willamar, Maître du Troc…

Marthona poussa un soupir de soulagement quand sa fille commença à la présenter officiellement audit Aldanor et non au géant aux cheveux roux et entreprit de lui énumérer les noms et liens étranges du jeune homme.

— Au nom de la Grande Terre Mère, sois le bienvenu en ce lieu, Aldanor des S’Armunaï, dit Marthona.

— Au nom de Muna, Grande Mère de la Terre, de Son fils Bali, Celui Qui Apporte chaleur et lumière, et de Son compagnon Lumi, Celui Qui Guette dans le ciel, je te salue, dit Aldanor à Marthona, pliant les bras à hauteur des coudes et lui présentant ses deux paumes, avant de se corriger et de changer rapidement de position, tendant cette fois complètement ses bras, paumes en l’air, la manière de saluer propre aux Zelandonii.

Marthona et Ayla comprirent qu’il avait dû travailler ses salutations afin de pouvoir les dire en zelandonii, et toutes deux en furent impressionnées. Aux yeux de Marthona, cet effort augurait bien de l’avenir de ce beau jeune homme, car elle devait reconnaître que tel il était, bel et bien. Elle pouvait comprendre que sa fille ait été attirée par lui et, avant d’en savoir plus, parut satisfaite de son choix.

C’était la première fois qu’Ayla entendait les salutations officielles des S’Armunaï ; pas plus que Jondalar, jamais elle n’avait été officiellement accueillie dans un de leurs camps. Quand Jondalar avait été fait prisonnier par les Femmes Louves d’Attaroa et confiné dans un enclos avec leurs compagnons et leurs enfants mâles, Ayla et les chevaux avaient suivi sa trace jusqu’au camp, avec l’aide de Loup.

Après les présentations officielles, Marthona et Aldanor commencèrent à bavarder. Ayla constata que, pour charmante qu’elle se montrât, l’ancienne chef posait des questions fort précises afin d’en apprendre le plus possible sur l’étranger que sa fille envisageait de choisir pour compagnon. Aldanor expliqua à la vieille femme qu’il avait fait la connaissance de Danug et de Druwez lorsqu’ils s’étaient installés quelque temps parmi son peuple. Il n’appartenait pas au Camp d’Attaroa, mais à un autre, installé un peu plus au nord, ce dont il ne manqua pas de se féliciter lorsqu’on lui apprit ce qui était arrivé au frère de Folara.

Aux yeux des S’Armunaï, Ayla et Jondalar étaient devenus des personnages de légende. Ils racontaient désormais l’histoire de la belle S’Ayla, la Mère Incarnée, aussi éclatante qu’une journée d’été, et de son compagnon, le S’Elandon grand et blond qui était venu sur terre pour sauver les hommes de ce Camp du Sud. On disait que ses yeux étaient de la couleur de l’eau des glaciers, plus bleus que le ciel, et que, avec ses cheveux clairs, il était beau comme seule la pleine lune aurait pu l’être si elle était venue sur terre et avait pris la forme d’un être humain de sexe masculin. Après que cette bête féroce qu’était le Loup de la Mère, incarnation de l’Étoile Louve, eut tué la cruelle Attaroa, S’Ayla et S’Elandon étaient remontés au ciel sur leurs chevaux magiques.

Aldanor avait adoré ces histoires lorsqu’on les lui avait racontées pour la première fois, et en particulier le fait que les visiteurs venus du ciel étaient capables de maîtriser les chevaux et les loups. Il avait toujours cru que la légende était colportée par un conteur passant d’un peuple à l’autre, qui avait dû avoir une inspiration particulièrement géniale pour inventer une histoire aussi originale. Et quand les deux cousins avaient annoncé que ces deux personnages légendaires faisaient partie de leur famille, et qu’ils étaient en route pour aller leur rendre visite, il avait eu du mal à croire qu’il s’agissait de créatures vivantes. Les trois jeunes gens s’étaient fort bien entendus et lorsque les deux cousins lui avaient transmis leur invitation, il avait accepté de venir avec eux dans la suite de leur périple pour rendre visite à leur parentèle zelandonii, et en juger par lui-même. Dans le cours de leur voyage vers l’occident, les trois jeunes gens avaient entendu d’autres histoires : non seulement le couple montait des chevaux, mais son loup était si « féroce » qu’il laissait des bébés grimper sur son dos.

Lorsqu’ils étaient arrivés à la Réunion d’Été des Zelandonii et qu’il avait entendu de la bouche de Jondalar la véritable histoire d’Attaroa et des occupants du Camp, Aldanor avait été stupéfié par la précision avec laquelle les Légendes relataient ces incidents. Il avait même envisagé de retourner chez lui en compagnie de Danug et de Druwez afin de raconter aux gens de son peuple à quel point les Légendes en question étaient véridiques : une femme nommée Ayla existait bel et bien ; elle vivait chez les Zelandonii, et son compagnon Jondalar était grand, blond, il avait des yeux d’un bleu surprenant et, même s’il était aujourd’hui un peu plus âgé, il n’en demeurait pas moins un très bel homme. De l’avis unanime, Ayla était très belle, elle aussi.

Mais il avait en fin de compte décidé de ne pas donner suite. Personne ne l’aurait cru, pas plus qu’il n’avait cru, à l’époque, que les histoires qu’on lui racontait étaient en fait absolument véridiques : ce n’étaient que des fables surnaturelles, porteuses d’une certaine forme de véracité d’ordre mystique aidant à expliquer des phénomènes inconnus devenus des mythes. En outre, la sœur de Jondalar était elle aussi une vraie beauté, et elle avait gagné son cœur.

Plusieurs personnes s’étaient regroupées pour entendre Marthona et l’étranger discuter, et écouter l’histoire que racontait Aldanor.

— Pourquoi les deux membres du couple sont-ils appelés dans l’histoire S’Ayla et S’Elandon et non Ayla et Jondalar ? s’étonna Folara.

— Je crois pouvoir répondre à ta question, intervint Ayla. Le son « S » est honorifique ; c’est une marque de respect pour les S’Armunaï, dont le nom signifie « le peuple que l’on honore », ou « les gens à part ». Lorsqu’on le place devant le nom de quelqu’un, cela signifie que cette personne est tenue en haute estime.

— Pourquoi on ne nous appelle pas « les gens à part », alors ? demanda Jonayla.

— Mais si, on nous appelle bien ainsi. Je crois que leur façon de s’honorer est une autre manière de dire « les Enfants de la Mère », comme nous nous désignons, intervint Marthona. Peut-être sommes-nous parents, ou l’avons-nous été jadis. Le fait qu’ils aient pu prendre le nom « Zelandonii » et le modifier aisément pour qu’il signifie celui qui est honoré, ou les gens à part, ne manque pas d’intérêt.

— Lorsqu’ils étaient enfermés dans l’enclos, reprit Ayla, Jondalar a commencé à montrer aux hommes et aux jeunes garçons comment fabriquer des objets, des outils entre autres. C’est lui qui a trouvé un moyen de les libérer tous. Quand nous voyagions et que nous rencontrions des inconnus, il se présentait souvent comme « Jondalar des Zelandonii ». Un garçon en particulier s’est emparé de la partie Zelandonii du nom de Jondalar et a commencé à la prononcer sous la forme « S’Elandon », avec le « S » honorifique, parce qu’il l’honorait et le respectait profondément. À mon avis, il devait penser que son nom signifiait « Jondalar, celui qui est honoré ». Dans la légende, j’étais moi aussi honorée, apparemment.

Marthona se montra satisfaite pour le moment. Elle se tourna vers Ayla.

— Désolée de me montrer si impolie, Ayla. Je te prie de me présenter à tes deux parents.

— Voici Danug des Mamutoï, fils de Nezzie, qui est la compagne de Talut, l’Homme Qui Commande le Camp du Lion, et celui-ci est son cousin Druwez, fils de Tulie, qui est la sœur de Talut et la Femme Qui Commande conjointement avec lui le Camp du Lion des Mamutoï, commença Ayla. C’est la mère de Danug, Nezzie, qui m’a donné mon costume de mariage. Comme vous vous le rappelez, je vous avais dit qu’elle était sur le point de m’adopter quand Mamut a surpris tout le monde en me prenant pour fille adoptive.

Ayla n’ignorait pas que Marthona avait été fort impressionnée par son costume de mariage, et savait qu’en tant que mère de la future épousée elle voudrait connaître la position sociale de ces jeunes hommes, qui assisteraient très certainement à la cérémonie Matrimoniale.

— Je sais que d’autres vous ont souhaité la bienvenue en ce lieu, intervint Marthona, mais je désire ajouter mes souhaits aux leurs. Je peux comprendre à quel point votre peuple regrette Ayla, qui représenterait un apport précieux dans n’importe quelle communauté, mais si cela peut les consoler, vous pouvez dire à Ceux Qui Commandent que nous l’apprécions au plus haut point. Elle est devenue un membre fort estimé de notre Caverne. Même si une partie de son cœur appartiendra toujours aux Mamutoï, elle est désormais l’un de nos très chers Zelandonia.

— Merci, dit Danug.

Fils de la compagne du chef des Mamutoï, il comprenait que cette conversation faisait partie de l’échange formel dont l’objet consistait à transmettre des informations sur le statut social et la reconnaissance du rang.

— Tout le monde la regrette, poursuivit-il. Ma mère a été très triste quand Ayla est partie, elle la considérait comme sa propre fille, mais elle a compris que son cœur appartenait à Jondalar. Nezzie sera ravie d’apprendre qu’elle a trouvé un accueil aussi chaleureux auprès des Zelandonii, et que ses exceptionnelles qualités ont été à ce point appréciées.

Même si son zelandonii n’était pas parfait, le jeune homme s’exprimait fort bien et sut faire comprendre à ses interlocuteurs la position de sa famille au sein de son peuple.

Personne mieux que Marthona n’était en mesure d’appréhender la valeur et l’importance de la place et de la position sociale. Ayla saisissait le concept de statut social, qui, même pour le Clan, revêtait une grande importance, et elle apprenait comment les Zelandonii évaluaient, classaient les gens, leur attribuant telle ou telle importance, mais elle n’aurait jamais la connaissance intuitive qu’en avait Marthona, qui occupait l’une des positions les plus élevées au sein de son peuple.

Dans une société où l’argent n’existait pas, le statut social représentait plus que le prestige, c’était une forme de richesse. Les gens n’hésitaient jamais à rendre service à une personne de haut rang car ces engagements devaient être suivis d’une compensation adéquate. On contractait une dette lorsqu’on demandait à quelqu’un de faire ou de fabriquer quelque chose, ou encore de se rendre quelque part, en échange de la promesse implicite de lui retourner une faveur d’un montant équivalent. Personne ne désirait vraiment être en dette envers quelqu’un, mais tout le monde l’était, et avoir pour débiteur une personne de haut rang rehaussait votre statut social.

Un grand nombre de paramètres devaient être pris en compte pour apprécier ledit statut social, raison pour laquelle on récitait ses noms et liens. La valeur d’usage en faisait partie, de même que l’effort demandé. Même si, au bout du compte, le produit obtenu n’était pas de la même qualité, la dette pouvait être considérée comme honorée pour peu que la personne ait consacré ses meilleurs efforts pour y arriver, même si son rang n’était pas pour autant rehaussé. L’âge entrait en jeu : avant un certain nombre d’années, les enfants ne pouvaient contracter de dettes. Lorsqu’on s’occupait d’un enfant, fût-ce le sien, la communauté considérait qu’on lui réglait une dette, car les enfants représentaient la promesse de sa continuité.

Arriver à un certain âge, devenir un ancien, faisait également une différence : on pouvait alors demander certains services sans contracter pour autant une dette ni perdre son statut social. En revanche, dès lors qu’une personne n’avait plus la capacité d’apporter sa pierre, elle ne perdait pas vraiment son rang mais changeait de position. Un ancien pouvant faire partager ses connaissances, son expérience, pouvait conserver son statut, mais lorsqu’il commençait à perdre ses capacités cognitives il ne conservait que nominalement sa position : on continuait de le respecter pour sa contribution passée, mais on ne venait plus requérir son avis.

Le système était complexe, mais tout le monde apprenait à en saisir les nuances de la même façon qu’on apprenait à parler, et lorsqu’on atteignait l’âge de raison, des responsabilités, la plupart des gens étaient en mesure de comprendre ces subtiles distinctions. Toute personne savait très exactement à un moment donné ce qu’elle devait et ce qu’on lui devait, la nature des dettes en question, et la place qu’elle occupait au sein de sa propre communauté.

Marthona s’entretint également avec Druwez, dont la position était la même que celle de son cousin puisqu’il était le fils de Tulie, sœur de Talut, le chef du Camp du Lion, ce qu’elle était elle aussi, mais le jeune homme avait tendance à se montrer plus réservé. Sa seule taille rendait Danug plus remarquable et, s’il s’était montré longtemps plutôt timide, il avait dû apprendre à devenir plus communicatif. Un sourire chaleureux et une conversation empressée avaient tendance à apaiser toutes les craintes que sa stature pouvait susciter.

Enfin, Marthona se tourna vers Ayla et lui demanda :

— Mais où est passé cet homme qui se trouve être mon fils, et qui est à ce point honoré par le peuple d’Aldanor ?

Ayla se détourna.

— Je ne sais pas, répondit-elle, s’efforçant de dissimuler le flot d’émotion qui la submergeait soudain. J’ai été très occupée avec la Zelandonia, s’empressa-t-elle d’ajouter.

Marthona comprit aussitôt que quelque chose n’allait pas. Quelque chose de grave. Ayla avait toujours tellement hâte de retrouver Jondalar. Et voilà que maintenant elle ignorait où il se trouvait ?

— J’ai vu Jondi se promener au bord de la Rivière ce matin, intervint Jonayla, mais je ne sais pas où il dort. Je ne sais pas pourquoi il ne veut plus dormir avec nous. J’aime mieux quand il est avec nous.

Malgré la rougeur qui avait envahi son visage, Ayla ne souffla mot, et Marthona eut dès lors la certitude que quelque chose de vraiment grave s’était produit. Elle allait devoir trouver de quoi il retournait précisément.

— Folara, tu veux bien t’occuper de Jonayla avec Marthona, ou la laisser à Levela si vous vous rendez au campement principal ? demanda Ayla. Et prenez Loup avec vous, s’il vous plaît. Je dois parler à Danug et à Druwez, après quoi je les emmènerai peut-être au local de la Zelandonia.

— Oui, bien sûr, dit Folara.

Ayla prit sa fille dans ses bras et lui dit qu’elles se reverraient le soir venu, puis elle rejoignit les deux jeunes hommes et se mit à converser avec eux en mamutoï.

— Je pensais aux « tambours qui parlent », et je m’en suis entretenue avec la Première. Est-ce que l’un de vous est capable de faire parler les tambours ? interrogea-t-elle.

— Oui, répondit Danug. Nous savons le faire tous les deux, mais nous n’en avons pas emporté avec nous. Quand on entreprend un Voyage, les tambours ne font pas partie du matériel de base du voyageur.

— Combien de temps vous faudrait-il pour en fabriquer deux ? Je suis sûre qu’on pourrait trouver des gens pour vous donner un coup de main en cas de besoin. Si vous y arrivez, seriez-vous disposés à jouer un couplet ou deux dans le cadre de la cérémonie que nous sommes en train d’organiser ? demanda Ayla.

Les deux jeunes gens se regardèrent et haussèrent les épaules.

— À condition de trouver les matériaux nécessaires, cela ne prendrait pas très longtemps, peut-être un jour ou deux. Il s’agit simplement d’étirer une peau de bête sur un cadre rond, mais il faut que la peau en question soit bien tendue afin que le tambour résonne à des tons différents. Et le cadre doit être solide, sans quoi il risque de casser quand la peau rétrécit, en particulier si on la chauffe pour qu’elle rétrécisse plus vite, expliqua Druwez. Ce sont des petits tambours et on s’en sert en les frappant avec les doigts, très très vite.

— J’ai vu des joueurs se servir d’un bâton bien équilibré, mais nous, nous avons appris à utiliser nos doigts, intervint Danug.

— Et vous accepteriez d’en jouer pour la cérémonie ?

— Bien sûr, répondirent-ils à l’unisson.

— Dans ce cas, suivez-moi, proposa Ayla en prenant la direction du campement principal.

En chemin pour le vaste bâtiment de la Zelandonia, la jeune femme remarqua le grand nombre de gens qui s’arrêtaient pour les regarder. Elle qui avait si souvent été l’objet d’une telle curiosité n’en était pas cette fois le centre. C’était Danug qui attirait tous les regards. C’était peut-être impoli mais il lui était difficile de leur en vouloir, car le Mamutoï était un homme particulièrement remarquable. Dans l’ensemble, les Zelandonii de sexe masculin étaient plutôt grands et bien bâtis – Jondalar lui-même dépassait le mètre quatre-vingt-dix – mais Danug dominait ses semblables de la tête et des épaules, tout en étant parfaitement bien proportionné. Vu seul, et d’assez loin, on aurait pu le prendre pour un homme musclé, certes, mais assez ordinaire, mais lorsqu’on se trouvait au milieu d’un groupe avec lui sa haute stature était tout à fait surprenante. Cela rappela à Ayla la première fois qu’elle avait vu Talut, l’homme de son foyer, le seul de sa connaissance qu’elle puisse comparer au jeune Mamutoï.

Lorsqu’elle atteignit la grande bâtisse au centre du camp, deux jeunes femmes, des acolytes, s’approchèrent d’elle.

— Nous voulions nous assurer que nous avions tous les ingrédients nous permettant de préparer cette boisson pour les cérémonies spéciales dont tu nous as parlé, expliqua l’une d’elles. Sève de bouleau fermentée, jus de fruits divers aromatisés à l’aspérule et d’autres herbes, c’est bien cela ?

— Oui, en particulier l’artémise, répondit Ayla. On l’appelle également armoise, ou grande absinthe.

— Je ne crois pas avoir jamais entendu parler d’une telle boisson, s’étonna Druwez.

— Vous êtes-vous arrêtés chez les Losadunaï en vous rendant ici ? demanda Ayla. Et avez-vous en particulier participé à une Fête pour la Mère avec eux ?

— Nous leur avons en effet rendu visite, mais nous ne sommes pas restés très longtemps, expliqua Druwez. Et malheureusement aucune Fête n’était prévue durant notre séjour.

— C’est Solandia, des Losadunaï, qui m’a expliqué comment la préparer. Son goût est celui d’une boisson agréable mais assez anodine, alors qu’il s’agit en fait d’une décoction aux effets puissants, qui permet en particulier d’encourager la spontanéité et les échanges chaleureux qui doivent caractériser les Fêtes en l’honneur de la Mère, expliqua Ayla, avant d’ajouter, à destination des acolytes : J’y goûterai quand vous aurez fini de la préparer et je vous dirai s’il manque quelque chose.

Alors qu’elles se tournaient pour poursuivre leur chemin, les deux jeunes femmes échangèrent des gestes entre elles. Au fil des années récentes, et en particulier à l’occasion des Réunions d’Été, Ayla avait enseigné à tous les membres de la Zelandonia certains signes de base propres au Clan. Cela dans l’idée d’aider les doniates à communiquer, en tout cas à un niveau élémentaire, s’il leur arrivait de rencontrer des personnes du Clan au cours de leurs pérégrinations. Certains les avaient assimilés mieux que d’autres, mais la plupart semblaient apprécier de disposer d’une méthode permettant de s’exprimer sans l’aide de la parole, secrète qui plus est. Ce qu’ignoraient les deux jeunes acolytes, c’est qu’Ayla avait enseigné ces signes à Danug et à Druwez longtemps auparavant, à l’époque où elle vivait au sein des Mamutoï.

Danug regarda l’une des deux jeunes femmes et lui adressa un large sourire.

— Tu auras peut-être ta réponse lors de la Fête pour la Mère, dit-il avant de se tourner vers Druwez.

Les deux jeunes hommes éclatèrent de rire sur ces mots, tandis que les joues des deux acolytes s’empourpraient. Celle qui avait pris l’initiative de faire les signes rendit son sourire à Danug avec un clin d’œil mutin.

— Je l’espère bien, rétorqua-t-elle. Mais j’ignorais que vous compreniez la langue des signes.

— Peut-on imaginer quelqu’un vivant un certain temps auprès d’Ayla sans l’apprendre ? lança Danug. Mon frère, le garçon que ma mère a adopté, était à moitié issu du Clan, et il ne savait pas parler jusqu’à ce qu’Ayla arrive et nous apprenne à faire les signes. Je me souviens de la première fois que Rydag lui a fait le signe voulant dire « mère ». Elle a pleuré…

 

 

Les participants commencèrent à se rassembler très tôt dans l’espace réservé aux cérémonies. L’excitation qui vibrait dans l’air était presque palpable. La cérémonie se préparait depuis des jours et l’attente était extraordinaire. Ce qui allait se passer serait spécial, absolument unique. Tout le monde en était convaincu, sans savoir de quoi il allait s’agir. Le suspense alla crescendo à mesure que le soleil baissait à l’horizon. Jamais au cours d’une Réunion d’Été les Zelandonii n’avaient souhaité à ce point voir le soleil s’effacer.

Enfin, lorsque l’astre du jour eut disparu et que l’obscurité eut vraiment pris le relais, l’assistance commença à s’installer, attendant que l’on allume les feux cérémoniels. Le centre de l’espace était occupé par un amphithéâtre naturel suffisamment vaste pour accueillir la totalité des occupants du campement, soit deux mille personnes. En arrière-plan et sur le flanc droit du campement abritant la Réunion d’Été, les collines calcaires avaient en gros la forme d’un bol peu profond incurvé sur les côtés mais ouvert sur le devant. La base des pentes convergeait vers un champ d’une surface assez restreinte, relativement plat, qui avait été arasé à l’aide de pierres et de terre tassée au fil des longues années durant lesquelles l’endroit avait été utilisé pour des rencontres de ce genre.

Près du sommet aux contours déchiquetés de la colline, une source prenait naissance dans un bouquet d’arbres, emplissant une petite mare dont l’eau débordait le long de la pente, jusqu’au milieu du champ en contrebas, alimentant au bout du compte le ruisseau plus important qui irriguait le campement. Le ru issu de la source était si minuscule, en particulier à la fin de l’été, que l’on pouvait le franchir d’un pas, sans la moindre difficulté, mais l’eau fraîche et pure de la mare, là-haut, fournissait une eau potable en quantité suffisante. Le flanc herbeux de la colline à l’intérieur du bol s’étageait graduellement, de façon assez irrégulière. Mais au fil des années les participants aux diverses Réunions avaient creusé un peu ici, ajouté un peu de terre là, jusqu’à ce que sur la pente soient aménagées nombre de petites sections aplanies qui fournissaient des emplacements confortables pour les familles, voire la totalité des membres d’une Caverne, qui venaient s’y installer avec une vue excellente sur l’espace en contrebas.

Les gens prenaient place sur l’herbe, ou étendaient sur le sol des nattes tissées, des coussins de formes et de tailles diverses, des fourrures. On alluma des feux, pour la plupart des torches fichées dans la terre, ainsi que des petits foyers creusés dans le sol, encerclant l’ensemble de l’espace, autour de la scène centrale. Deux feux plus importants illuminaient le devant et le centre tandis que d’autres foyers étaient allumés un peu partout sur les lieux où les gens s’étaient installés. Peu après, on commença à entendre, montant crescendo au-dessus du brouhaha des conversations, le son caractéristique de jeunes voix qui chantaient. On entendit alors de toute part des « Chut ! » insistants. Puis un défilé regroupant la plupart des enfants de l’ensemble du camp prit la direction de la scène centrale, chantant un air bien rythmé composé autour des mots à compter. Lorsqu’il l’atteignit, le silence régnait dans l’assistance, qui se contentait maintenant d’échanger sourires et clins d’œil.

Que la cérémonie débutât avec ce chant des enfants avait deux objets. Le premier consistait à montrer à leurs aînés qu’ils faisaient leurs les enseignements de la Zelandonia. Le second était le message tacite qu’une Fête pour la Mère aurait lieu au beau milieu du festin et des réjouissances habituelles. Lorsqu’ils en auraient terminé avec leur numéro, les enfants seraient conduits vers l’un des campements installés non loin des limites de la zone cérémonielle, où seraient organisés pour eux des jeux ainsi qu’un banquet distinct de celui des adultes. Tout cela sous la supervision de divers membres de la Zelandonia et d’autres personnes, souvent des hommes et des femmes âgés, mais aussi des mères de fraîche date ne se sentant pas encore prêtes à participer à la Fête, ou encore des femmes venant d’entrer dans leur période de lune, enfin de tous ceux qui, sur le moment, ne se sentaient pas d’humeur à se livrer à des activités destinées à honorer la Mère.

Si la plupart des gens attendaient avec impatience les Fêtes pour la Mère, la participation se faisait toujours sur la base du volontariat, et il était plus simple pour la plupart de s’y joindre en sachant qu’ils n’auraient pas à se préoccuper de leurs enfants durant toute la soirée. On n’empêchait nullement les enfants d’y assister s’ils le souhaitaient, et beaucoup parmi les plus âgés ne s’en privaient pas, histoire de satisfaire leur curiosité. Mais voir des adultes discuter, rire, manger, boire, danser et s’accoupler n’était pas si intéressant que cela pour ceux qui n’étaient pas encore prêts à réellement participer, même si cela ne leur était pas interdit. La promiscuité permanente qui était de règle impliquait que les enfants soient en permanence témoins des activités des adultes, de la naissance à la mort. Personne ne voyait l’intérêt de les maintenir à l’écart. Tout cela faisait partie de la vie.

Quand les enfants en eurent terminé, la plupart rejoignirent l’assemblée. Ensuite, deux hommes déguisés en bisons mâles avec leurs crânes aux grosses cornes partirent de deux côtés opposés et se ruèrent l’un vers l’autre, avant de se frôler à se toucher, ce qui attira sensiblement l’attention de l’assistance. Sitôt après, plusieurs personnes, dont des enfants, arborant des peaux et des cornes d’aurochs commencèrent à tourner en rond, comme un troupeau. Certaines peaux étaient des camouflages de chasse, d’autres avaient été préparées spécialement pour l’occasion. Un lion, en tout cas sa peau et sa queue, fit irruption, grondant et montrant les dents, avant d’attaquer les bœufs avec un rugissement d’une telle authenticité que plusieurs spectateurs tressaillirent.

— C’était Ayla, glissa Folara à Aldanor. Personne n’imite aussi bien qu’elle le rugissement du lion.

Le troupeau se disloqua, ses éléments sautant par-dessus les obstacles, certains allant presque jusqu’à heurter des spectateurs. Le lion les poursuivit. Puis cinq personnages firent leur apparition, revêtus de peaux de cerf, leur tête ornée de bois, et représentèrent les animaux sautant dans une rivière comme pour fuir un danger, et la traversant à la nage. Après quoi ce furent des chevaux, l’un d’eux hennissant de façon si réaliste qu’on entendit un animal lui répondre, au loin.

— Là aussi c’était Ayla, souffla Folara à son voisin.

— Elle est très forte, reconnut celui-ci.

— Elle dit qu’elle a appris à imiter les animaux avant d’apprendre à parler le zelandonii.

Il y eut d’autres démonstrations représentant des animaux, toutes évoquant un événement ou une histoire quelconques. La troupe de conteurs itinérants participa également au spectacle, sous la forme de divers animaux, leur talent ajoutant à la représentation un réalisme saisissant.

Enfin, les animaux commencèrent à se regrouper et, lorsqu’ils furent tous rassemblés, une bête étrange apparut : elle avançait sur quatre pattes terminées par des sabots et était recouverte d’une peau bizarrement tachetée, qui retombait sur les côtés, pratiquement jusqu’à terre, et recouvrait en partie sa tête, à laquelle avaient été attachés deux bâtons bien droits destinés à représenter des cornes ou des bois.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’étonna Aldanor.

— Un animal magique, bien sûr, répondit Folara. Mais il s’agit en réalité de Whinney, la jument d’Ayla, qui est en fait une Zelandoni. La Première dit que tous ses chevaux, ainsi que Loup, sont membres de la Zelandonia. Et que c’est pour cette raison qu’ils ont choisi de rester avec elle.

L’étrange Zelandoni animal disparut avec toutes les autres bêtes, après quoi plusieurs membres de la Zelandonia ainsi que les conteurs réapparurent, sous leur forme humaine cette fois, et commencèrent à jouer du tambour et de la flûte. Certains se mirent à chanter d’anciennes légendes, d’autres à raconter les histoires de la tradition populaire que les gens connaissaient bien et aimaient tant.

Les membres de la Zelandonia s’étaient bien préparés et recouraient à tous les stratagèmes qu’ils connaissaient pour attirer et retenir l’attention de leur vaste public. Lorsque Ayla, le visage entièrement peint de motifs zelandonii, à la seule exception de la zone entourant son nouveau tatouage, laissée nue pour montrer la marque d’acceptation définitive, avança sur la scène devant l’ensemble du groupe, les deux mille personnes présentes retinrent leur souffle, prêtes à capter la moindre de ses paroles, le plus infime de ses gestes.

Des tambours entrèrent en action, des flûtes à la tonalité suraiguë se mêlèrent aux sons lents, réguliers, inexorables, de la basse, certains sons ne pouvant être perçus par l’oreille humaine mais résonnant profondément, boum, boum, boum. Puis la cadence changea de rythme avant de s’accorder à celui de strophes si familières que l’assistance se mit elle aussi à chanter ou à dire le début du Chant de la Mère :

 

Des ténèbres, du Chaos du temps,

Le tourbillon enfanta la Mère suprême.

Elle s’éveilla à Elle-Même sachant la valeur de la vie,

Et le néant sombre affligea la Grande Terre Mère.

La Mère était seule. La Mère était la seule.

 

La Première rejoignit le chœur avec sa voix pleine, vibrante, spectaculaire. Tambours et flûtes accompagnèrent les chanteurs et les récitants tout au long des strophes du Chant de la Mère. Vers le milieu, l’assistance commença à remarquer que la voix de la Première était singulièrement prenante, et on s’arrêta de chanter pour mieux l’écouter. Lorsque celle-ci eut atteint les derniers vers, elle s’arrêta, ne laissant plus entendre que le son des tambours actionnés par les nouveaux venus de la parentèle d’Ayla.

Au début, l’assistance crut presque entendre les mots, puis elle fut persuadée que c’était indubitablement le cas, mais prononcés avec un vibrato étrange, presque surnaturel. Les deux jeunes Mamutoï avec leurs petits tambours jouaient la dernière strophe du Chant de la Mère dans un staccato très particulier : les battements des tambours résonnaient tels des mots prononcés d’une voix vibrante, comme si quelqu’un chantait en modifiant très vite la pression de son souffle, à ceci près qu’il ne s’agissait pas du souffle d’un être humain mais bel et bien des tambours ! Des tambours qui parlaient !

Sa-a-tis-fai-ai-te des deux ê-ê-tres qu’Elle a-a-vait-ait cré-és…

 

Un silence absolu régnait dans l’assistance, chacun tendant l’oreille pour entendre parler les tambours. Se rappelant la façon dont elle avait appris à projeter ses paroles en avant afin que les auditeurs placés tout au fond puissent l’entendre distinctement, Ayla baissa sa voix, déjà basse d’ordinaire, de deux demi-tons et parla plus fort dans l’obscurité que perçait désormais un unique feu. Le seul son qu’entendit dès lors l’assemblée, semblant émaner de l’air environnant sur fond de battement de tambours, fut la voix d’Ayla récitant la dernière strophe du Chant de la Mère, répétant seule les mots que venait de prononcer le tambour :

 

Satisfaite des deux êtres qu’Elle avait créés,

La Mère leur apprit l’amour et l’affection.

Elle insuffla en eux le désir de s’unir,

Le Don de leurs Plaisirs vint de la Mère,

Avant qu’Elle eût fini, Ses enfants L’aimaient aussi.

 

Les battements des tambours ralentirent imperceptiblement. Toutes les personnes présentes savaient que c’était la fin, qu’il ne restait plus qu’un vers, et pourtant tout le monde attendait, sans savoir quoi. Ce qui rendait l’assistance nerveuse, sous tension. Quand les tambours atteignirent la fin de la strophe, ils ne s’arrêtèrent pas, mais continuèrent de retentir, cette fois avec des mots qui n’avaient rien de familier :

 

Son-on der-ni-ier Don, la-a-a…

 

L’assistance écoutait avec grande attention, sans savoir exactement ce qui se disait. Puis Ayla s’avança sur le devant de la scène, seule, et répéta lentement les paroles, en détachant les mots avec soin :

 

Son dernier Don, la Connaissance que l’homme a son rôle à jouer.

Son besoin doit être satisfait avant qu’une nouvelle vie puisse commencer.

Quand le couple s’apparie, la Mère est honorée

Car la femme conçoit quand les Plaisirs sont partagés.

Les Enfants de la Terre étaient heureux, la Mère pouvait se reposer un peu.

 

Quelque chose n’allait pas. Ces mots étaient nouveaux ! Jamais auparavant on n’avait entendu cette strophe. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Un léger malaise s’était emparé de l’assistance. Aussi loin que remontait la mémoire, le Chant de la Mère avait toujours été le même, si l’on exceptait d’infimes variations. Pourquoi était-il différent en ce jour ? La signification des mots n’avait pas encore pénétré les consciences. Il était déjà assez troublant que de nouvelles paroles soient ajoutées, que le Chant de la Mère ait été modifié.

Et soudain le dernier feu s’éteignit. Il faisait si noir que personne n’osait bouger.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? lança une voix.

— Oui, qu’est-ce que cela signifie ? fit une autre, en écho.

Jondalar, lui, ne s’interrogeait pas. Il savait.

Ainsi, c’est donc vrai, songeait-il. Tout ce qu’Ayla a toujours dit est vrai.

Alors même qu’il avait eu tout le temps nécessaire pour y penser, il avait du mal à envisager ce que cela impliquait. Ayla lui avait toujours dit que Jonayla était sa fille, sa fille à lui, l’enfant de sa chair et non de son seul esprit. Elle avait été conçue à la suite de ses actes. Non par l’intervention de quelque esprit informe qu’il était incapable de voir, mélangé par la Mère d’une façon assez vague à l’intérieur d’Ayla avec son esprit à elle. Il y était pour quelque chose. Au même titre qu’Ayla. Il avait transmis à Ayla son essence par l’intermédiaire de son organe, sa virilité, et celle-ci s’était combinée à quelque chose à l’intérieur d’Ayla pour qu’une vie commence.

Cela ne se passait pas chaque fois ainsi. Il lui avait transmis beaucoup de son essence. Peut-être en fallait-il de grandes quantités. Ayla avait toujours dit qu’elle n’était pas certaine de la façon exacte dont cela fonctionnait, mais qu’il fallait qu’un homme et une femme s’unissent pour qu’une nouvelle vie commence. À cette fin, la Mère avait donné à Ses enfants le Don des Plaisirs. Mettre en train une nouvelle vie ne devait-il pas être un Plaisir ? Était-ce pour cette raison que le désir de relâcher son essence dans le corps d’une femme était si puissant ? Parce que la Mère voulait que Ses enfants fabriquent leurs propres enfants ?

Il eut soudain le sentiment que son corps prenait une signification nouvelle, comme si, en quelque sorte, il prenait vie tout à coup. Les hommes étaient indispensables. Il était indispensable ! Sans lui il n’y aurait pas eu de Jonayla. Si cela avait été un autre homme, elle ne serait pas Jonayla. Elle était qui elle était grâce à eux deux, Ayla et lui. Sans les hommes, il ne pouvait y avoir de nouvelles vies.

Aux bords de la zone cérémonielle, on alluma des torches. Les spectateurs commencèrent à se lever, discutant par petits groupes. On découvrit des plateaux chargés de mets divers, que l’on disposa çà et là. Chaque Caverne, ou chaque groupe de Cavernes liées entre elles, avait son emplacement pour festoyer, de sorte que personne n’avait à attendre trop longtemps pour se nourrir. À l’exception des enfants, la plupart des membres de l’assistance n’avaient pas mangé grand-chose de la journée, certains parce qu’ils avaient été trop occupés, d’autres parce qu’ils souhaitaient se réserver pour le festin, la plupart enfin parce que, même si cela n’avait rien d’impératif, ils considéraient qu’il était plus approprié de manger frugalement les jours de fête avant le grand banquet.

Les gens discutaient tout en se dirigeant vers les plateaux de nourriture, s’interpellant, toujours en proie à un léger malaise.

— Tu viens, Jondalar ? demanda Joharran.

Son frère n’entendit pas : il était si perdu dans ses pensées que la foule autour de lui n’existait pas.

— Jondalar ! répéta Joharran en le secouant par l’épaule.

— Quoi ? fit le jeune homme.

— Viens donc, on est en train de servir la nourriture.

— Oh, fit son cadet en se relevant, toujours agité par des pensées tumultueuses.

— Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire, à ton avis ? demanda Joharran tandis qu’ils se dirigeaient vers un endroit où étaient disposés des mets.

— Tu as vu où est allée Ayla ? l’interrogea Jondalar, oublieux de tout, sinon de ses propres préoccupations.

— Je ne l’ai pas vue, mais j’imagine qu’elle nous rejoindra sous peu. Quelle cérémonie extraordinaire… Il a fallu beaucoup de temps et d’efforts pour l’organiser, et même les membres de la Zelandonia ont besoin de se détendre et de s’alimenter de temps à autre, commenta Joharran. Comment interprètes-tu ça, Jondalar ? Cette dernière strophe ajoutée au Chant de la Mère ?

Le jeune homme se décida enfin à se tourner vers son frère aîné.

— Cela veut bien dire ce que ça veut dire, que « l’homme a son rôle à jouer ». Les femmes ne sont pas seules à être honorées. Aucune vie nouvelle ne peut débuter sans un homme.

Joharran fronça les sourcils, les rides marquant son front reflétant fidèlement celles de son frère.

— Tu le penses vraiment ? demanda-t-il.

— Je le sais, répondit Jondalar en souriant.

Ils s’approchèrent de l’endroit où les membres de la Neuvième Caverne étaient réunis pour festoyer, et on leur tendit différentes boissons fortes. Quelqu’un leur mit dans les mains des gobelets en matériau tissé, parfaitement étanches. Ils burent une gorgée, mais ce n’était pas du tout ce que l’un et l’autre attendaient.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? s’étonna Joharran. Je m’attendais à boire le breuvage de Laramar. C’est agréable, mais plutôt léger.

La boisson avait en revanche un goût familier pour Jondalar, qui en avala une deuxième gorgée. Où donc avait-il eu l’occasion de boire cela auparavant ?

— Ah oui ! Les Losadunaï !

— Quoi ? interrogea Joharran.

— C’est la boisson que servent les Losadunaï à l’occasion des Fêtes de la Mère qu’ils organisent. Elle paraît légère, mais tu aurais tort de la sous-estimer, le mit en garde Jondalar. C’est un breuvage très puissant, qui peut te prendre en traître. Je suis à peu près certain que c’est Ayla qui l’a préparé. As-tu vu où elle est allée après la cérémonie ?

— Je crois que je l’ai aperçue il y a un moment, sortant de la tente cérémonielle. Elle avait remis ses vêtements habituels, dit Joharran.

— Et tu as vu dans quelle direction elle allait ?

— Regarde, la voilà ! Mais si, là où ils sont en train de servir cette nouvelle boisson.

Jondalar se dirigea vers un groupe assez important installé autour d’un grand plateau sur lequel étaient disposés des gobelets pleins. Lorsqu’il vit enfin Ayla, celle-ci se trouvait juste à côté de Laramar, à qui elle tendait un gobelet. L’homme lui dit quelque chose qui la fit rire, et elle lui adressa un beau sourire.

Visiblement surpris, Laramar la lorgna d’un air plus qu’ambigu. Peut-être n’était-elle pas si odieuse après tout, se dit-il. Elle qui s’était toujours montrée si hautaine envers lui, au point de ne pratiquement jamais lui adresser la parole. Il est vrai qu’elle était Zelandoni désormais, et que celles-ci étaient censées honorer la Mère au cours des Fêtes données en Son honneur. En fin de compte, celle-ci pouvait fort bien prendre un tour tout à fait intéressant… Lorsque Jondalar apparut, Laramar eut une grimace de déception.

— Ayla… commença le jeune homme. Il faut que je te parle. Éloignons-nous d’ici, proposa-t-il en la prenant par le bras et en essayant de l’entraîner vers un endroit plus tranquille.

— Pourquoi ne pas me dire ici ce que tu as à me dire ? Je suis sûre que je serai en mesure de t’entendre, je ne suis pas soudain devenue sourde, répliqua Ayla en retirant son bras.

— Mais il faut que je te parle seul à seule.

— Tu as eu des tas d’occasions de le faire, mais on ne pouvait pas te déranger. Pourquoi est-ce soudain si important ? Nous sommes à la Fête de la Mère. J’ai bien l’intention de rester ici et de m’amuser, dit-elle en se tournant vers Laramar, adressant à celui-ci un sourire suggestif.

Il avait oublié… Tout excité par les implications inattendues de la révélation qui venait d’être faite, Jondalar avait oublié. Cela lui revint tout à coup : elle l’avait vu avec Marona ! Et de fait il ne lui avait pas adressé la parole depuis. Et maintenant, c’était elle qui ne voulait pas lui parler. Ayla vit son visage prendre une pâleur extrême. Il tituba, comme si quelqu’un venait de le frapper, recula de quelques pas, en trébuchant. Il avait l’air si abattu, si déconfit, qu’elle faillit le rappeler, mais se mordit la langue pour s’empêcher d’ouvrir la bouche.

Jondalar se mit alors à errer comme dans une brume, perdu dans ses pensées. Quelqu’un lui fourra un gobelet dans la main. Il but son contenu, sans même réfléchir. Quelqu’un d’autre le remplit à nouveau. Elle a raison, se disait-il. Il avait eu tout le temps nécessaire pour lui parler, pour essayer de lui donner des explications. Pourquoi donc ne l’avait-il pas fait ? Elle était partie à sa recherche et l’avait trouvé en compagnie de Marona. Pourquoi donc n’avait-il pas tenté de la retrouver, lui ? Tout simplement parce qu’il avait honte, et craignait de l’avoir perdue. Mais où avait-il la tête ? Il avait essayé de cacher à Ayla ses relations avec Marona. Il aurait dû lui dire la vérité. En fait, jamais il n’aurait dû entamer cette liaison avec Marona. Pourquoi celle-ci lui avait-elle semblé si attirante ? Pourquoi l’avait-il désirée à ce point ? Uniquement parce qu’elle était disponible ? En cet instant précis, il ne lui trouvait plus le moindre intérêt.

Ayla disait qu’elle avait perdu un bébé. Son bébé !

— Ce bébé était à moi, dit-il tout haut. À moi !

Les quelques personnes qui se trouvaient non loin le regardèrent, chancelant et se parlant à lui-même, et hochèrent la tête d’un air entendu.

Cet enfant qu’elle avait perdu était le sien. Elle avait été appelée. Il avait entendu des rumeurs sur l’épreuve terrible qu’elle avait endurée. Sur le coup, il avait voulu aller la retrouver pour la réconforter. Pourquoi n’en avait-il rien fait ? Pourquoi avait-il fait tout son possible pour l’éviter ? Elle ne voulait plus lui parler, désormais. Pouvait-il lui en vouloir ? Non, il ne pourrait pas le lui reprocher, même si elle ne voulait plus jamais le revoir.

Et justement, si c’était le cas ? Si elle voulait vraiment ne plus jamais le revoir ? Si elle ne voulait plus jamais partager les Plaisirs avec lui ? C’est alors qu’une pensée le frappa de plein fouet : si elle refusait désormais de partager les Plaisirs avec lui, il ne pourrait jamais recommencer à faire un bébé avec elle. Il ne pourrait plus jamais avoir d’enfants avec Ayla.

Soudain, il refusa de se dire qu’il avait quelque chose à voir là-dedans : si c’était bel et bien un esprit qui était à l’origine du commencement d’une vie, celle-ci commencerait, de toute façon. Mais s’il y était pour quelque chose, lui, ou plus précisément l’essence de sa virilité, et qu’elle ne voulait plus de lui, il n’aurait plus jamais d’enfants. Il ne lui vint même pas à l’esprit qu’il pourrait en avoir avec une autre femme. C’était Ayla qu’il aimait. Elle était sa compagne. C’était aux besoins de ses enfants qu’il s’était engagé à pourvoir. Ce seraient les enfants de son foyer. Il ne voulait pas d’autre femme.

Jondalar continua d’errer ainsi, son gobelet à la main, trébuchant tous les dix pas, sans attirer plus d’attention que tous les autres participants à la fête qui n’arrêtaient pas d’aller s’alimenter et s’abreuver aux différents endroits où l’on servait boissons et nourriture. Un groupe de gens hilares le heurtèrent. Ils venaient tout juste de remplir une outre d’un puissant breuvage.

— Euh… excuse-nous, bafouilla l’un d’eux. Donne ton gobelet, que je le remplisse. Pas question qu’il reste vide pendant une Fête de la Mère.

Jamais l’on n’avait vu pareille fête : il y avait plus de nourriture que l’on ne pouvait en absorber, plus de vin et de breuvages divers que l’on ne pouvait en boire. On fournissait même des feuilles que l’on pouvait fumer, des champignons et d’autres aliments très particuliers que l’on pouvait goûter. Rien n’était interdit. Un certain nombre de personnes avaient été choisies par tirage au sort ou s’étaient portées volontaires pour ne pas participer aux activités propres à la fête afin de veiller à ce que le camp demeure un lieu sûr, d’aider ceux qui, inévitablement, se blesseraient et de prendre soin de ceux qui perdraient le sens de la mesure. Pas de jeunes enfants dans les parages sur lesquels auraient pu tomber les fêtards, ou pour qui on aurait eu à s’inquiéter : tous avaient été rassemblés dans un campement spécial à la limite de celui de la Réunion d’Été, surveillés par des doniates et d’autres volontaires.

Jondalar but une gorgée du liquide dont on venait une fois de plus de remplir son gobelet, sans se rendre compte que pour l’essentiel il se déversait à l’extérieur tandis qu’il continuait d’errer d’un pas mal assuré. Il n’avait rien avalé de solide et les rasades du puissant breuvage qu’il ne cessait d’absorber commençaient à produire leur effet. La tête lui tournait et sa vision se faisait de plus en plus floue, mais son cerveau, toujours noyé dans les pensées qui l’obsédaient, semblait être dissocié de tout le reste. Il entendit de la musique, de la musique de danse, et ses pieds le dirigèrent vers le bruit. Il ne distingua que très vaguement les danseurs qui formaient un cercle à la lueur vacillante d’un grand feu.

Puis une femme se détacha du cercle et, soudain, sa vision se fit plus précise tandis que ses yeux se fixaient sur elle. Ayla. Il la regarda danser, avec plusieurs partenaires. Elle riait, visiblement ivre. Puis elle s’éloigna en titubant, suivie par trois hommes qui se mirent à palper son corps, puis à lui arracher ses vêtements. Perdant l’équilibre, elle s’effondra par terre, au milieu des trois hommes. L’un d’eux l’enjamba, lui écarta rudement les jambes, et enfonça en elle son organe dressé. Jondalar le reconnut : c’était Laramar !

Bouche bée, incapable de faire un geste, Jondalar le regarda s’agiter sur elle, en elle. Laramar ! Cet ivrogne puant, sale et paresseux ! Ayla ne daignait pas lui adresser la parole, et voilà ce qu’elle était en train de faire avec lui. Elle qui refusait désormais de l’aimer, lui, Jondalar, de partager les Plaisirs avec lui… Et de commencer à faire un bébé avec lui !

Et si Laramar était en train de commencer à faire un bébé avec elle ?

Un afflux de sang lui monta à la tête. Dans un brouillard rougeâtre, tout ce qu’il était capable de voir, c’était Laramar en train de besogner Ayla, de besogner sa compagne. Et soudain, pris d’une fureur démente, le jeune homme poussa un véritable rugissement :

— IL EST EN TRAIN DE FAIRE MON BÉBÉ !

Il couvrit en trois enjambées la distance qui les séparait, arracha Laramar d’Ayla, le redressa et écrasa son poing sur le visage stupéfait qui se tournait vers lui. Laramar s’effondra par terre, pratiquement inconscient, sans avoir réellement eu la possibilité de voir qui l’avait frappé, ni même comment cela était arrivé.

Jondalar lui sauta dessus et, ivre de fureur et de jalousie, se mit à le frapper, encore et encore, incapable de s’arrêter. D’une voix rendue suraiguë par la colère, il ne cessait de hurler : « Il est en train de faire mon bébé ! Il est en train de faire mon bébé ! »

Plusieurs hommes tentèrent de le tirer en arrière, mais il les repoussa avec violence. Dans sa fureur démente, sa force était presque surhumaine. D’autres personnes s’en mêlèrent, essayant de l’arracher à sa victime, mais furent incapables d’y parvenir.

Puis, alors qu’il projetait son épaule en arrière pour asséner une fois encore son poing sur la masse sanglante qui n’avait déjà pratiquement plus l’apparence d’un visage, une main énorme le saisit au poignet. Jondalar se débattit en se sentant tiré loin de l’être inconscient étendu sur le sol, au bord de la mort. Il lutta pour se libérer des deux bras puissants qui le retenaient, mais se révéla incapable de se dégager de leur étreinte.

Tandis que Danug continuait de le tenir, Zelandoni se mit à crier :

— Arrête, Jondalar ! Arrête ! Tu vas le tuer !

Il reconnut vaguement la voix familière de la femme qu’il avait jadis connue sous le nom de Zolena, et se rappela avoir frappé jadis de la même façon un jeune homme dans la même situation. Après quoi son esprit cessa de fonctionner. Tandis que plusieurs membres de la Zelandonia se précipitaient pour prendre soin de Laramar, le géant aux cheveux rouges saisit Jondalar dans ses bras, comme un bébé, et l’entraîna au loin.

Le Pays Des Grottes Sacrées
titlepage.xhtml
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_045.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_046.html
Auel,Jean M-[Enfants de la terre-6]Le pays des grottes sacrees(2011).French.ebook.AlexandriZ_split_047.html